Association Républicaine Poulain-Corbion

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Analyse du livre de Jean Kergrist par l'historien Alain Soubigou

logo_RVB_72dpi_300x200pixels                          Saint-Brieuc, le 5 août 2013

Alain Soubigou

Maître de conférences en histoire contemporaine

Université de la Sorbonne PARIS I

17 rue de la Sorbonne

75231 PARIS Cedex 5

France

Courriel : Alain.Soubigou@univ-paris1.fr

 

 Compte rendu du livre de Jean Kergrist, Qui a tué Poulain-Corbion ? Chouans et Républicains en Bretagne, Gourin, Editions des Montagnes Noires, 2012, 192 p., ISBN 978-2-919305-25-4, prix 16,90 €

 

          Il est toujours utile de revisiter des vérités établies, de vérifier le bien fondé des légendes, de procéder périodiquement à des réévaluations. C’est le propre de tout historien digne de ce nom d’examiner les récits et les discours accumulés dans le temps. Pourvu que la démarche soit méthodique et rigoureuse, qu’elle ne laisse pas des recoins tout aussi gênants que les tabous antérieurs, cela peut produire de nouveaux éclairages qui, de proche en proche, permettent patiemment de construire des cohérences explicatives. En ayant par avance l’humilité d’admettre que même de nouveaux résultats sont susceptibles de réévaluations ultérieures, en fonction de nouveaux apports techniques ou de nouvelles problématisations historiennes.

 

         Que vaut l’enquête de Jean Kergrist sur l’affaire de la mort de Poulain-Corbion, maire de Saint-Brieuc à l’époque de la Révolution française ? Il affirme la fréquentation des archives, c’est bon signe. Il accumule les notes infra-paginales, au nombre de 257, c’est une bonne base. Il revendique le statut d’historien sans diplôme. Pourquoi pas ? Et il se réclame de Michelet[1], ce génial bonimenteur qui nous a conté un récit fantastique de la nation française où le souffle épique a permis de pallier les insuffisances de la documentation de son temps. De nos jours, Michelet s’enseigne davantage dans les UFR de Lettres que dans les UFR d’histoire et c’est justice pour son talent rhétorique. Jean Kergrist croit pouvoir faire la leçon aux historiens dépourvus de « grille de départ »[2] Enfin Jean Kergrist se permet une écriture primesautière, qui se voudrait éloignée de la pesanteur des écrivains qu’il tient pour académiques.

 

         La fameuse note de la page 28 pose deux questions. Un historien, c’est en fin de compte un auteur capable de faire preuve de « la maîtrise et de la capacité à rendre compte d’une méthode de travail ». C’est à cette aune qu’il faudra évaluer les éventuels apports du livre de Jean Kergrist. « Il n’y a pas de diplôme d’accès à la profession d’historien ». Un quidam qui s’administre une aspirine pratique une médecine ; cela en fait-il un médecin ? Examinons donc la méthode appliquée par l’auto-proclamé « historien » Jean Kergrist, sans autre œuvre que des livres d’humeur ou de récits d’événements régionaux, qui ont semble-t-il trouvé une certaine audience[3].

 

 I. Une méthode rigoureuse ?

 

         L’ABC de la méthode rigoureuse d’un historien, c’est l’objectivation de son thème de travail. Dès les premières pages, l’auteur reconnaît sa parenté avec certains des acteurs des événements relatés. Cela pose problème, car le lecteur est en droit de s’interroger sur son impartialité. L’auteur saura-t-il admettre des erreurs ou des faiblesses dans tous les camps en présence ? Admettons qu’il est préférable que l’auteur avoue cette parenté, au moins ne cache-t-il pas ce biais méthodologique.

 

         C’est ensuite l’exactitude. Dès les remerciements en page 4, il déforme le nom d’un des spécialistes de cette affaire, Edouard Le Moigne, qui depuis des décennies alimente le dossier de la vie et la mort de Poulain-Corbion[4]. Le nom de ce bon connaisseur est néanmoins correctement écrit page 151, à la note 208. Désinvolture, manque d’attention, relecture négligée ? Le même type d’erreur apparaît dans les graphies variables du dénommé « Yves Cuven » page 45 qui devient « Yves Caven » en bas de la même page et redevient « Yves Cuven » à la page 46 et à nouveau page 98 ; dans le nom du président de l’administration municipale, « Le Ménihy » p. 113 qui devient « Le Minihy » p. 115 et derechef pages 125, 129 et 153. La bonne forme apparaît sur la photocopie d’un document (c’est un atout de ce livre) page 115 : cet administrateur s’appelait bien Le Minihy. Même type de flottement page 100 et 101 sur le nom de la localité de Lorge, avec ou sans s. L’auteur choisit la graphie reconnue par l’administration contemporaine sans s, tandis que le document cité l’écrit avec un s. Mais le s est-il bien dans l’original ou est-ce une approximation de transcription de l’auteur dans les archives ? Pages 44, 104 et 105, l’auteur cite une certaine Françoise Jouanigot puis page 111 un certain François Jouanigot. Sont-ce deux personnages, une femme et un homme ou bien une seule personne, femme ou homme ? Seraient-ce des coquilles qui ont échappé à l’auteur, à l’éditeur et à l’imprimeur ? Tout comme les fautes d’orthographe : page 107, une majuscule intempestive à de Kérigant ; page 109, tirer parti et non « tirer partie » ; dans la même page 109, Jean Ronsin est-il un « marchand de cheveux » ou bien un marchand de chevaux ? Page 114, « Elle nous conforte dans notre propos de citer an maximum les textes originaux » au lieu de « au ». Page 119, note 147, il est questions de briochins, l’auteur veut manifestement parler de Briochins avec une majuscule. Même faute de majuscule page 122, dans une légende parlant du ministre de l’Intérieur. Est-ce que le personnage Bourdevellaudoré (page 125) est le même que Jean François Maurice Bourel Villeaudoré (page 129) ? Un historien digne de ce nom devrait se poser la question ou bien s’agit-il d’une nouvelle erreur de transcription dans les archives ? Page 151, « bien mois loti » au lieu de bien moins loti. Page 152, un « coup d’état » pour un coup d’Etat. Page 162, « Rien à voir avec le commandant Ardillos quatre [jours, semaines ?] plus tôt ». Page 167, ce transfert a constitué (et non « à constitué »). Page 173, « Cela serait tout à l’honneur de l’homme politique qu’il fut » (et non qu’il fût, le subjonctif est infondé ici). Que de fautes pour un livre prétendu d’historien !

 

         Le relâchement dans l’expression positionne le livre de Jean Kergrist qui s’approche davantage du roman de gare que du livre d’histoire : « rapporter quelques thunes » (page 35), « un indic » (pages 37, 48, 82 et 120), des faux bleus « descendent » neuf gendarmes (page 35). L’historien auto-proclamé Jean Kergrist ignore que les ordinaux de siècles s’écrivent en chiffres romains (XIXe siècle) et non en chiffres arabes (« 19e siècle », page 47 ; puis il l’écrit bien XIXe siècle page 159). Pages 118-119, le général Casabianca est dénoncé comme « aux abonnés absents ». Page 120, l’auteur interpelle ses lecteurs (« mes amis ») pour se les rallier à la cause qu’il défend. Quelques lignes plus haut, un point d’exclamation « … outrepassant les ordres ! » dénote un parti pris de l’auteur. Page 143, il est question de « coup de gros Bottin sur la tronche ». Page 158 : « Il n’est pas le seul à jouer avec le feu ». Page 170, « La messe est dite ». Page 175, au relâché « suite à » qui sent la SNCF et ses annonces de trains en panne, l’Académie française préfère « à la suite de ». Mais sans doute que Jean Kergrist se contrefiche de l’Académie française.

 

         Des erreurs de terminologie parsèment ce livre : page 36, « le procureur Besné » (…) « devra quitter un temps le barreau ». Ce personnage est-il procureur ou avocat ? Page 59 (et pages 161, 170, 171, passim), le terme « exécution », qui présuppose un jugement judiciaire, cache mal un assassinat. Cette tournure journalistique affaiblit ce livre. Page 61, « l’hôtel de la Patrie, ancien hôtel de Trégomar » devient page 67 une « auberge », « maison du citoyen Montagne » ; ces changements d’affectation mériteraient éclaircissement. Page 104, Jean Kergrist maîtrise-t-il bien la charge du mot « congénères » attribué en pensée à Françoise Jouanigot ? Page 138, Jean-François-Pierre Poulain de Corbion devient Jean Poulain page 147. Page 145, Jean Kergrist écrit « ‘la famille Louis Capet’ (appellation des familles nobles) » ; sait-il que c’est simplement le nom civil de Louis XVI ? Page 173, il est question d’un « statuaire », l’auteur veut-il parler d’un sculpteur ?

 

         La patience fait aussi partie des qualités de l’historien. Jean Kergrist s’en étonne : « Il est parfois nécessaire d’utiliser une loupe pour déchiffrer les écritures pattes de mouche de Sébert et Vileberno » (page 147). Eh oui, l’épigraphie historique est un métier qui s’apprend, on ne s’improvise pas historien pas plus que médecin ou astronome.

 

         Grave faute, en apparence formelle, mais qui traduit en réalité une faute fondamentale de posture dans la recherche, la répétition navrante du futur pourtant sanctionnée dans n’importe quelle première année de fac d’histoire. Le rédacteur de ce livre croit en effet que l’avenir des acteurs est prédéterminé. A son insu (mais c’est gênant de l’ignorer), il charrie une simpliste téléologie qui voit dans l’histoire un simple accomplissement d’un dessein qui dépasse les acteurs. C’est particulièrement regrettable dans une tentative d’élucidation d’une série de faits qui ont leur part de hasard : retards, personnages égarés, quiproquo, enchaînement d’événements nocturnes et parfois presque fortuits. La démonstration sombre dans le finalisme idéologique page 146 : « le cyclone qui va emporter la Révolution ». Le recours quasi-systématique au futur dans la narration donne une impression d’évidence au chaos des faits, à la succession de décisions des acteurs, aux événements imprévus. C’est la trace d’un rédacteur qui lit plus souvent les journaux à sensations que les ouvrages d’historiens.

 

         Pour finir sur les erreurs de méthode ou formelles, regrettons l’absence d’index des noms (qui aurait permis la mise en cohérence des graphies disparates), d’index des lieux, de table des illustrations (pourtant richesse de ce livre), de plan de Saint-Brieuc à la fin du XVIIIe siècle, au delà des deux photocopies bienvenues de plans de la place de la cathédrale de la page 61. Bref, tout ce qui fait un livre d’histoire.

 

         Tous ces défauts formels sont inquiétants sur la qualité et la rigueur des hypothèses proposées.

 

 

II. Un questionnement insuffisant

 

         Sur des bases méthodologiques et notionnelles fragiles, l’édifice de Jean Kergrist souffre d’une problématisation négligente et d’une contextualisation insuffisante.

 

         Jean Kergrist relate des faits survenus de nuit à la fin du mois d’octobre 1799. S’est-il renseigné sur l’éclairage public à cette époque ?[5] S’est-il renseigné sur les conditions météorologiques, la nébulosité et la course de la lune de cette nuit en Bretagne septentrionale ? C’est seulement page 170, qu’opportunément, afin de démolir un témoignage qui gène son interprétation, Jean Kergrist se souvient qu’ « à cette heure du matin [six heures], fin octobre, il fait encore bien nuit. » Dommage qu’il n’ait pas pris en compte cette donnée dès le début de son raisonnement. Il propose une chronologie de ladite nuit avec une diversité de lieux et de témoins. Après de louables considérations sur les intérêts des uns et des autres à narrer leur version des faits, il part du principe de l’exactitude temporelle des témoignages. Page 80, il nous propose l’emploi du temps suivant : « Gauthier décédé à 3 h 30, Botrel, à 4 heures, Poulain-Corbion, à 4 heures, ou Dartuy, à 5 heures. » S’est-il interrogé sur le nombre de possesseurs de montres à cette époque ? Sait-il comment était scandée la vie commune à la fin du XVIIIe siècle, spécialement la nuit ? Quelle était la précision des horloges ? Quelle était la possibilité pour les habitants des Côtes-du-Nord de voyager, de connaître les informations, de reconnaître des visages d’inconnus, de lire de simples placards affichés ? Quelles gazettes, quel taux d’alphabétisation ? Quelles connaissances communes des procédures d’adjudication ? Aucune trace d’amorce de réflexion sur tous ces aspects.

 

         La méthode d’analyse de Jean Kergrist est défectueuse, il s’assoit sur les méthodes éprouvées de la critique externe et de la critique interne pour adopter une démarche hypothético-déductive qui fonctionne parfois dans certaines sciences humaines. Exemple, page 35 : « Le concierge Peyrode, qui a très certainement touché sa petite commission sur le butin, ferme les yeux en comptant les billets ». L’ « historien » Jean Kergrist a-t-il le moindre début de preuve de son allégation à l’encontre de ce concierge ? Non, c’est une simple hypothèse qui permet de salir un personnage. Ce genre d’hypothèse s’appelle une diffamation en droit actuel et est passible des tribunaux.

 

         Le général Raphaël de Casabianca dépeint comme un lâche (page 47) n’est décrit que très sommairement. Né en 1738 (et mort en 1825), c’est un général expérimenté, corse comme Napoléon Bonaparte. Il venait d’être affecté à Port-Brieuc (Saint-Brieuc), ne connaissait pas encore la situation ni les forces en présence. Plutôt que de se lancer dans une opération de police qui n’est pas de son ressort, il préfère temporiser avec des troupes qu’il découvre. Jean Kergrist feint d’ignorer qu’en 1799, il n’existait pas de téléphone, pas même fixe ; que l’administration et le suivi des affaires ne bénéficiaient pas encore de la rigueur du XXIe siècle ; que la discipline des troupes n’était pas celle obtenue après la séquence napoléonienne ; qu’une initiative de nuit dans une ville mal connue aurait pu se terminer en fiasco ; qu’un général corse en Bretagne pouvait se poser des questions avant d’agir, surtout à un âge, 61 ans, qui en faisait alors un vieillard ; que les relations entre le centre parisien et la périphérie provinciale n’étaient pas simples ni immédiates ; qu’en cette période d’instabilité depuis une décennie, la Bretagne ne passait pas pour très républicaine ; que dans le contexte de la guerre sur les frontières de l’Est, les manigances de l’Angleterre n’avaient pas suscité une grande réprobation des Bretons[6]. La question relève moins de la psychologie d’un individu, fût-il général, que de toute une série de conditions propres à la période étudiée. Bref Jean Kergrist écrit en huron sur une situation du XVIIIe siècle finissant.

 

         Jean Kergrist est un scripteur très imaginatif : page 81, « On imagine de Carfort derrière un tel stratagème » ; page 144, nouvelle supputation, cette fois à l’encontre de Poulain-Corbion : « une tâche plus délicate, et peut-être aussi plus lucrative, l’attend ». Page 150, un cap est franchi : « Pour les chouans, Poulain-Corbion est loin d’être un inconnu. Quand ils le rencontreront, quatre ans plus tard, lors de la fameuse nuit de l’invasion de Port-Brieuc, il constituera la cible idéale de leur vengeance. » Passons sur l’abus du futur qui donne une fausse impression d’inéluctabilité, contraire à tout raisonnement historique. Surtout, Jean Kergrist imagine avec son regard d’homme du XXIe siècle une multiplicité d’images plaquée sur le XVIIIe siècle. Un minimum d’anthropologie historique l’amènerait à restreindre le champ des imaginaires et à éviter de plaquer une reconnaissance à coup sûr entre protagonistes dont il n’est même pas sûr qu’ils se soient croisés à Saint-Alban en 1795 et dans la nuit d’octobre 1799. Page 157 : « On peut imaginer », puis, dans la même page, en passant au encore plus hypothétique conditionnel : « On aurait pu imaginer ». Ou plus loin : « Ferait-il partie de ceux… », qui s’achève sans point d’interrogation : Jean Kergrist assène des pétitions de principe. Page 158, il en rajoute « Poulain-Corbion (…) n’est peut-être pas le personnage désintéressé qu’on [qui est ce « on » ?] aurait aimé imaginer ». Et plus loin, la multiplication des « peut-être » permet toutes les fantaisies. Page 160, Jean Kergrist invente un « burin » et un « pied de biche », pour forcer la porte de la prison, sans aucune source à l’appui. Page 162 : « Ce n’est pas parce que Poulain-Corbion n’avait aucune raison de se trouver à l’entrée de la poudrière qu’il ne s’y trouvait pas ». Page 164 : « des républicains qu’on [à nouveau, qui est ce « on » omniscient ?] devine en observation autour de la place ». Toujours dans l’imagination, Jean Kergrist s’est éloigné des exigences du travail historique.

 

         Jean Kergrist ne s’interroge guère sur des anomalies : page 80, il trouve normal que « Charlotte Poupin, 19 ans, cordeuse, porte au four avec sa mère un grand tablier de pommes » en pleine nuit, est arrêtée avant d’être libérée à 7 heures et demie du matin (admirons la précision). Inversement, la précision fait défaut page 144 : « Ces tribunaux viennent, en effet, de se voir attribuer le rôle d’adjudicataire des biens des émigrés », il faut croire Jean Kergrist.

 

         Page 73, Jean Kergrist postule la lâcheté de Poulain-Corbion. Page 143, il anticipe de quatre mois une décision de la Convention qu’aurait pu connaître Poulain-Corbion. Page 144, la note 191 ne prend pas en compte la plausible prudence politique de Poulain-Corbion en une période de fonctionnement intense de la guillotine, spécialement pour les hommes d’origine noble comme lui. Page 145, Jean Kergrist sombre dans le procès d’intention : « De bonnes affaires en perspective ! », bien éloigné de la démarche des historiens. Page 146, à nouveau une interprétation tendancieuse : « Derrière ces accusations explicites, se dessine un trafic occulte », là où l’hypothèse de délais administratifs, surtout en période instable, n’est même pas envisagée. Quelques lignes plus loin, Jean Kergrist se défend : « Il n’est pas question de lui faire de procès d’intention » (à Poulain-Corbion), prétérition qui manque son but.

 

         Jean Kergrist ne cite pas de sources pour ses allégations : Poulain-Corbion aurait été partisan d’une « monarchie parlementaire » (note 89, page 73), affirmation attractive mais sans référence. Il omet de dire d’où il tient ses informations, par exemple page 119, note 147, il cite Pommeret sans davantage de précision. La note n° 177 de la page 137 citant « certains zélateurs » est invérifiable et inutilisable faute de référence précise, règle indispensable du travail des historiens. Cette note ne peut donc étayer le raisonnement qu’essaye de construire Jean Kergrist. Page 148, la phrase « La plupart de ces spoliés n’ont pas émigré plus loin que le bout de leurs champs » n’est étayée par aucune source historienne. Idem pour la note n° 181 page 140 et de nombreuses autres. Il est par conséquent difficile de les créditer à la démonstration de Jean Kergrist. D’une manière générale, la bibliographie finale de la page 189 est défectueuse, avec un ordre folklorique des notices et à l’intérieur de chaque notice, l’oubli du lieu d’édition, un mélange des sources primaires et secondaires, des livres et des articles, des témoignages d’époque et des analyses contemporaines. Le métier d’historien ne s’improvise pas, n’est pas Michelet qui veut. Les notes infra-paginales comportent le même folklore dans la description bibliographique et l’oubli presque systématique des numéros de pages, ce qui rend très difficile la vérification indispensable dans tout travail scientifique.

 

         Certains raisonnements de Jean Kergrist sont curieux. Page 97, « Cette hypothèse haute mérite d’être enregistrée car elle émane de témoins faussaires, habitués à reproduire avec exactitude les modèles observés ». Ne vient-il pas à l’esprit de l’auteur que des faussaires sont surtout doués pour le mensonge et l’art du faux ? L’argumentation est fragile. Faute de preuve, page 126, Jean Kergrist sollicite Flaubert, Madame Bovary et le présomptueux pharmacien Homais, pour un développement hors sujet et hors période chronologique. Page 147, Jean Kergrist attribue au seul Poulain-Corbion la décision d’un tribunal entier. Sans d’ailleurs se poser la question de savoir si la décision du tribunal de faire évacuer (avec un délai) une occupation du domaine public est justifiée ou pas. Il pourrait tout aussi bien analyser cette décision comme un exemple de bonne administration de la chose publique. Mais encore faudrait-il sortir d’une optique idéologique a priori.

 

         Lorsque les faits sont contraires à l’optique idéologique de Jean Kergrist, il n’hésite pas à les forcer ou à prétendre que les archives se trompent. Ainsi dans la note n° 198 page 148, face à l’incohérence chronologique de son raisonnement, il invente : « peut-être une erreur de datation ? ». Ou encore, il invente un nouveau principe d’interprétation : « Les omissions [des témoins] sont plutôt de nature à les crédibiliser » (page 170). Partant de ce principe, les amateurs peuvent faire dire ce qu’ils veulent aux témoins.

 

         Parmi les incohérences, page 103 et 105, Jean Kergrist note par deux fois que « les nommés Laurent Deuf, Efflam Berthoux et le dit Bougeant [sont] armés de fusils » et « se préparaient à attaquer le château de Lorges », mais le lecteur ne comprend pas bien s’ils sont du côté des chouans ou des républicains (le paragraphe est intitulé « les bleus contre-attaquent ») ou bien s’ils sont passés d’un camp à l’autre. De même l’ubiquité de « Fortuné, nommé Vicomte, repéré le même jour du côté de Hénansal, Pléneuf et Saint-Aaron » et simultanément au château de Lorge (pages 104 et 105) ne pose pas davantage de problème à Jean Kergrist. Celui-ci n’explicite pas la personne de Marie Le Frotter de Kerillis, épouse Thibaut (devenue Gabrielle Le Frotter pages 39 et 134, Marie Gabrielle Le Frotter page 41), qui apparaît en divers endroits du livre, par exemple page 108, avec « deux fils Etienne et Honorat », page 39 et plus qu’un seul, Honorat, page 135. Page 159, Jean Kergrist date la cérémonie d’inauguration de la statue de Poulain-Corbion du 25 août 1889 et huit lignes plus loin du 15 août 1889, dans un paragraphe qui se conclut de manière savoureuse par une dénonciation en règle « du total anachronisme historique ». Et au paragraphe suivant, le vétilleux Jean Kergrist se moque d’ « une erreur de date » sur la plaque apposée à l’angle de la cathédrale. Encore la parabole de la paille et de la poutre…

 

         Jean Kergrist perçoit parfois la fragilité des témoignages. Il vaut la peine de citer tout un passage de doutes, page 104 : « Lequel dit juste ? La doctrine arrêtée par les chouans semble sur ce point, assez flottante, à moins que nos deux témoins ne soient, ni l’un ni l’autre très fiables ». Voilà la difficulté. Jean Kergrist touche du doigt la difficulté des historiens à asséner une interprétation définitive dans des mêlées aux objectifs pas si clairs qu’il ne le voudrait. En tire-t-il les conclusions sur la démarche des historiens ? Il faut croire que non.

 

         Le persifflage tient lieu de démarche de preuve : page 74, « Pour la suite, il se montrera nettement moins rapide, et surtout soucieux de sa santé, au service de laquelle d’ailleurs il officie » (il s’agit d’un officier de santé). Pages 118 et 119, Jean Kergrist exerce ses sarcasmes à l’encontre du général Raphaël de Casabianca (qui perd sa particule au passage, l’auteur préfère-t-il les « vrais » nobles bretons ?). Il omet de dire que le débat Pommeret-Habasque se tient plusieurs décennies voire un siècle après les faits. Il moque « le manque tragique de souliers », ce qui lui évite de s’interroger sur la condition de soldat dans l’armée de la République. Page 121, Jean Kergrist croit faire preuve d’humour en mêlant périodes et légendes dans une pirouette : « Et c’est ainsi qu’en une nuit, le nez de Cléopâtre prenant la forme d’une lettre de papier, le destin d’une ville a basculé. » Ou encore page 123 : « Tout cela est de la faute des journalistes, évidemment ! ». Page 124 et 125, Jean Kergrist se moque de la couardise des commissaires du Directoire de la ville (sorte de conseillers municipaux) qui « ne se sont pas beaucoup illustrés cette nuit-là » : est-ce le rôle d’édiles de risquer leurs vies au milieu de coups de feu d’origine mal connue ? Une écriture alerte, pourquoi pas ? Une écriture désinvolte, c’est plus gênant.

 

 

III. Des résultats précaires

 

         Jean Kergrist avalise des méfaits qui relèvent du banditisme en toute époque : « un gendarme tué [Joseph Chrétien], trois blessés » (page 76). De même, la mort du gendarme Valin, pages 125 et 130, passe par pertes et profits. La mise à sac de l’hôtel du département tourne au gangstérisme « fructueux » et il ne s’interroge pas sur les motivations des assaillants (page 80). Cela relève d’un parti pris initial favorable aux chouans, jamais remis en question. Le titre de la page 110, « Un butin assez maigre » décrit-il une maladresse des chouans ou bien une magnanimité des mêmes chouans ? Page 119, l’évocation d’un « déserteur [que] le capitaine Comminet a fait fusiller » paraît omettre que ce type de sentence est habituel en temps de guerre. Page 106-107, le pillage d’une cave de château devient l’occasion de prétendus bons mots. Page 150, « Les chouans récupèrent seize bœufs sur la route menant à Meslin, pillent la maison du maire, tirent sur les fenêtres du juge de paix de Plédéliac (…) ». Page 164, le garde Chardronet, fait prisonnier depuis trois heures « est amené au milieu de la place de la Liberté et exécuté ». Il faut comprendre : assassiné ; ce qui est tout simplement un crime de guerre dans le droit de la guerre. Finalement, Jean Kergrist finit par reconnaître qu’il y eut là au moins un cas de « meurtre délibéré et clairement identifié d’au moins un otage ». Sont-ce là les actes anodins ?

 

         Les intentions des assaillants ne sont pas claires : « Les chouans, à cette heure de la nuit, n’ont aucune intention de faire un massacre » (page 71) se mue en un « projet des chouans en fin de nuit de fusiller tous les otages » (page 81), évité de justesse par le retour des républicains (mot écrit en couverture avec une majuscule, qui disparaît dans le texte). Page 68, les chouans doivent garder « à tout prix », « coûte que coûte » la place de la Liberté « car ils ont prévu de s’y regrouper à la fin de l’opération », or page 80, « ce départ de la ville avait été clairement programmé par eux ».

 

         Les intentions des chouans font à nouveau l’objet de supputations mal fondées page 132. L’expert en balistique Jean Kergrist croit déceler une intention quasi-politique dans les trajectoires des balles au combat du château de Lorge, entre le début et la fin des combats. Au début, les chouans auraient cherché à épargner les républicains en visant les jambes avant de remonter l’angle de visée vers la fin. Jean Kergrist s’est-il interrogé sur la précision et la portée des armes à feu à la fin du XVIIIe siècle ? Sur le degré d’entraînement des snipers chouans ? Plus encore, sur la lumière dans la nuit dans une forêt au milieu de l’automne ? Déjà que dans la ville de Saint-Brieuc, la nuit du 27 octobre 1799, l’éclairage n’était pas bien fameux… Il est aventuré d’interpréter un combat nocturne.

 

         Même incertitude dans les hypothèses, page 148, Jean Kergrist abuse de l’adverbe « certainement » : « Les chouans de Saint-Alban doivent certainement se trouver aux premières loges lors de la mise à sac ». Et à nouveau au paragraphe suivant : « Les chouans de la région Lamballe-Moncontour ont très certainement prêté main-forte à ceux de Saint-Alban ». Page 167, Jean Kergrist repart dans les suppositions mal étayées : « Les chouans (…) doivent se souvenir de sa main mise sur une belle métairie de Saint-Alban, quatre mois [ou quatre ans ?] plus tôt, peut-être aussi sur la métairie de la Salle à Hillion. » L’ennui avec les « certainement » et les « peut-être » de Jean Kergrist, c’est qu’ils servent à relier des événements sans liens évidents, qui d’un incendie dans l’est du département au milieu de la décennie 1790 aboutissent à un meurtre à la fin de la décennie au chef-lieu du département. D’autant que la plupart des chouans menant l’assaut de Port-Brieuc en octobre 1799 provenaient plutôt du sud du département ou du Morbihan selon le chapitre 4. Amalgamer l’affaire de Saint-Alban à l’est du département en 1795 avec des acteurs en provenance du sud en 1799 suppose des courants de circulation de l’information et des personnes qui restent à démontrer.

 

         Sur le fond de l’affaire qui tourmente Jean Kergrist, l’hypothétique cas de prévarication de Poulain-Corbion, point n’est besoin de revenir sur les excellentes mises au point de chercheurs ou de collègues universitaires spécialistes des transferts des biens nationaux à l’époque de la Révolution comme Daniel Jouteux et Bernard Bodinier. Dommage que l’orchestration brouillonne de Jean Kergrist n’ait pas permis d’éclaircir objectivement cet épisode qui mérite légitimement un éclairage.

 

         Sur l’affaire adjacente au meurtre de Poulain-Corbion de la ou des clés de la tour de la cathédrale contenant la poudre de la municipalité, Jean Kergrist fait toute une affaire de la représentation par le sculpteur Pierre Ogé en 1889 d’une paire de clés au lieu d’une seule. Jean Kergrist n’examine pas même deux hypothèses simples. Celle où le responsable de l’accès à la tour, un certain Denbrine, aurait disposé d’une clé d’accès à la tour puis d’une seconde clé de la salle ou des coffres où était entreposée la poudre. Ou bien celle d’un usage métaphorique du mot clé au pluriel. Cette métaphore est un topos de la statuaire à l’œuvre par exemple dans l’épisode historique des six bourgeois de Calais remettant non pas la clé, mais les clés de Calais au roi d’Angleterre Edouard III en 1347, scène immortalisée par Rodin. Métaphore que le sculpteur Pierre Ogé aurait restituée en 1889 en mettant dans la main de Poulain-Corbion un porte-clés comportant plusieurs clés.

 

         Sur la mort de Poulain-Corbion, Jean Kergrist apporte une nouveauté page 169. Il ne serait pas mort en fuyard ou par erreur, mais après l’arrivée des chouans sur la place de la Liberté, « au moins une heure plus tard, froidement, à coups de baïonnette, alors qu’il était détenu comme otage » en s’appuyant, au hasard, sur le témoignage d’un certain Jean Bretange plutôt que sur celui de Marie Pouhaër, à l’origine de la lecture jusqu’ici républicaine de cet épisode. Ce coup de sonde mériterait un vrai travail d’historien, car s’il ne change pas grand chose à la mémoire de Poulain-Corbion, il alimenterait le dossier de la violence de guerre qui a accompagné la chouannerie, telle que l’a analysée par exemple un Jean-Clément Martin[7].

 

 

Conclusion

         Loin d’une enquête d’historien, avec toute la rigueur attendue, le livre de Jean Kergrist est une « chronique brouillonne »[8] d’un fait divers qui aurait nécessité une problématisation, un travail notionnel et une contextualisation historique. Jean Kergrist réclame d’être évalué sur sa méthode, or avant même d’examiner le fond, force est de constater que sa méthode est défectueuse en de nombreux points. La fin de ce livre sombre dans la dérision, voire l’intérêt personnel, ce que pouvait laisser craindre l’aveu d’une subjectivité par un lien familial avec certains des acteurs de cet épisode historique : « En faisant valoir mes droits ancestraux, j’imagine pouvoir bientôt m’y construire un cabanon ! » (il parle d’un site à Cesson, page 153). Voilà donc le fond de l’affaire : ou bien il galèje et l’ensemble de son livre est une vaste galéjade. Ou bien il souhaite être pris au sérieux dans son espérance de petit propriétaire d’un cabanon à construire. Quitte à tenter de démolir un héros républicain, dont il resterait à démontrer qu’il aurait été un prévaricateur corrompu, indigne des célébrations de la République. Faute de la rigueur, de la problématisation, de la contextualisation requises par le travail d’historien, ce petit livre ne parvient pas à dépasser le stade du roman de gare. Dommage.

 

 

 

 

 

                                                        Alain Soubigou

Ancien élève des lycées Rabelais et Renan de Saint-Brieuc

Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé et docteur en histoire

Maître de conférences en histoire contemporaine à la Sorbonne PARIS 1

 



[1] Note non numérotée page 28.

[2] Page 10.

[3] Parmi les ouvrages de contes, de romans policiers et d’essais d’inspiration régionale, le dernier ouvrage en date de Jean Kergrist est Grosse déglingue, roman, Rennes, Ragosses, 2012, 222 p.

[4] Professeur agrégé d’histoire et de géographie honoraire en classe préparatoire (Lettres supérieures) au lycée Ernest Renan de Saint-Brieuc. Son nom est à nouveau déformé pages 25 (note n° 25), 26 (note n° 26), 137 (note n° 175) et 144 (note n° 191). L’accumulation de notes n’en garantit pas la précision.

[5] Le livre de Simone Delattre Les douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 2000, 679 p. portant sur le siècle suivant (XIXe siècle), qui plus est dans une capitale, fournit une idée de la visibilité dans une petite ville de province à la fin du XVIIIe siècle.

[6] Par exemple, le débarquement de Quiberon en juin et juillet 1795.

[7] Jean-Clément Martin, Blancs et Bleus dans la Vendée déchirée, Paris, Découvertes / Gallimard, 1986, 160 p., ouvrage très accessible et mesuré par un grand universitaire.

[8] A l’instar du titre d’un de ses ouvrages : Jean Kergrist, Chronique brouillonne d’une gloire passagère, Spézet, Keltia Graphic, 2008, 176 p.



05/08/2013

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